Près de Limoges, les soignants pour animaux n’ont pas une minute de relâche.
Semaines épuisantes, stress quotidien : assurer la continuité des soins sur le territoire pèse sur les corps comme sur les esprits et la profession doit aujourd’hui faire face à une crise des vocations
Au cœur des monts d’Ambazac (Haute-Vienne), sur les contreforts occidentaux du Massif central, les espaces naturels sont protégés.
Dans cet écrin verdoyant se niche une clinique vétérinaire, vigie pour les animaux domestiques et les bêtes de ferme.
À 8 heures, la porte de la fourgonnette claque et les cas s’enchaînent pour Olivier Chaumeil.
En plus de trente ans de carrière, le véto de campagne de 63 ans s’est déjà rendu au chevet de milliers de vaches, moutons ou chevaux.
Ce matin du 18 juillet, c’est l’euthanasie d’une poule de compagnie qui inaugure sa journée avant l’arrivée d’un veau femelle.
Apeurée, la dénommée « 1er de juin » traîne les pattes pour sortir de la bétaillère.
Aurélie, son éleveuse, la couve des yeux.
« On y tient beaucoup.
Deux de nos vaches sont mortes il n’y a pas longtemps », explique-t-elle, avant de s’adresser au professionnel de manière directe :
« Quand c’est fini, je veux un coup de fil et une bonne nouvelle ! »
100 kg sur la table d’opération
Après une intraveineuse d’anesthésique à la lueur d’une lampe frontale, la belle jersiaise s’écroule.
Au rez-de-chaussée de la clinique, dans l’espace spécialement aménagé pour les petits bovidés, le véto hisse les presque 100 kg de la bête sur la table d’opération, exceptionnellement aidé par deux stagiaires, Chloé et Robin.
Mais, à peine le temps de sortir un bistouri, vers 10 h 30, il reçoit un coup de fil : un vêlage se présente mal.
Son associé, Kévin Vié, prend la relève.
Sur la route, le sexagénaire assure que, contrairement aux apparences, le rythme est plutôt tranquille en ce moment :
« En période de vêlage (à l’automne et au printemps), on peut en avoir trois ou quatre dans la même journée et se déplacer jusqu’à 40 kilomètres à la ronde.
Souvent, quand on arrive, la situation est compliquée : les éleveurs ont déjà essayé de faire le travail en tirant sur le veau à intérieur de la mère avec des cordelettes.
Avant, on nous appelait en amont de la catastrophe. »
Coups de sabot et lumbagos
Garé dans un champ, Olivier se déshabille en vitesse, enfile sa blouse en plastique et ses gants remontant jusqu’aux épaules pour aller sonder la matrice de la vache.
La bête de race limousine a une partie du placenta dehors.
Son veau, mal positionné, est décédé in utero.
Pour faire sortir ce corps tout gonflé et éviter que les toxines ne tuent la mère, il tente de faire venir les pattes, aidé par l’éleveur, les stagiaires et un ouvrier agricole. Le silence s’installe.
Les visages sont crispés par l’inquiétude.
Les corps, tendus par l’effort, avant la délivrance.
La vache en sera quitte pour un traitement antibiotique.
« Ce cas de “veau en position assise” est rare, estime le vétérinaire, en nage après avoir œuvré en plein soleil.
C’est physique, la rurale, mais ça ne me déplaît pas !
Pourtant, j’ai une épaule décalée et les genoux bousillés à force de me prendre des coups de sabot.
J’ai eu un seul arrêt maladie en 2007 et il m’est arrivé d’aller au cul des vaches avec un lumbago. »
Les semaines qui peuvent s’étirer jusqu’à 70 heures n’attirent plus les jeunes
Loin de l’image d’Épinal du professionnel sillonnant la campagne en sifflotant,
Olivier se dépêche de rentrer.
« On n’a plus le temps pour le café calva et la convivialité », commente le bon vivant avec une pointe de regret.
Il poursuit donc avec l’ovario-hystérectomie (stérilisation) d’une chatte sauvage, bien décidée à ne pas se laisser faire.
Bondissant de sa cage pour tenter de s’enfuir, elle est capturée au vol par le véto, muni d’une épuisette.
JE VIENS DE BOSSER QUATORZE JOURS NON-STOP TOUT EN ASSURANT LES GARDES EN ALTERNANCE, UNE NUIT SUR DEUX. ÇA PIQUE ! » KÉVIN, 30 ANS
Si trois soignants travaillent normalement au cabinet, en cette période de vacances, seuls deux sont présents
. « Nous avions recruté une quatrième personne, ce qui était notre effectif initial, mais elle est partie en novembre, soupire-t-il.
Depuis, on n’a pas reçu beaucoup de candidatures.
Nous avons eu un entretien avec quelqu’un qui ne veut faire ni garde ni de rurale.
Mais on ne va pas avoir d’autres choix que d’accepter. »
Les semaines qui peuvent s’étirer jusqu’à soixante-dix heures n’attirent plusles jeunes sortis d’école, moins prêts que leurs aînés à tout sacrifier.
Vissés à leur téléphone,
Olivier et ses collègues n’ont pourtant pas d’alternative : ils doivent assurer la continuité des soins 24 heures sur 24.
« La “canine” (les chiens et chats), c’est pas mal de charge mentale »
Arrivé en 2019 à Ambazac, Kévin, 30 ans, ne s’attendait pas à un tel volume de travail
. « Je viens de bosser quatorze jours non-stop tout en assurant les gardes en alternance avec Olivier une nuit sur deux, précise celui qui est jeune parent depuis peu.
Ça pique, même si, ici, on a une super qualité de vie. »
Au premier étage des locaux, en matinée, les chirurgies des animaux de compagnie se succèdent.
L’après-midi, les consultations se chevauchent toutes les quinze minutes.
La “canine” (les chiens et chats), c’est pas mal de charge mentale, explique-t-il en auscultant un chien avec une plaie à l’oreille dégageant une forte odeur.
Beaucoup de gens s’énervent au téléphone, car ils ne peuvent pas avoir de rendez-vous assez vite, d’autres sont parfois agressifs en consultation, il faut “faire du social” avec eux.
C’est ce qui me pèse le plus.
L’activité rurale, c’est un sas de décompression pour moi.
Quand je suis dehors, je me sens plus relax. »
40 % jettent l’éponge avant leurs 40 ans
En attendant, otites, tumeurs cancéreuses et tatouages ou puçages d’identification de chiots défilent sans interruption.
« Les trois quarts du travail consistent à traiter les urgences.
Si on était quatre ou cinq au cabinet, on pourrait plus se former et proposer par exemple du suivi de reproduction sur les élevages… », rêve Kévin.
Pour le trentenaire, pas étonnant que 40 % des professionnels jettent l’éponge avant leurs 40 ans.
« J’ai déjà pensé arrêter il y a un an et demi, confie-t-il, en examinant l’œil ulcéré d’un chat.
Des cas que j’avais traités avaient “merdé” et les propriétaires étaient désagréables
. Mais j’ai réussi à remonter la pente. »
Pendant que la mascotte de la clinique, un chat nommé Tchelele, « celui qui évite le danger » en swahili, se frotte aux paquets de croquettes, les auxiliaires spécialisées vétérinaires (ASV) jonglent, elles, entre la réception des patients à quatre pattes et les interventions chirurgicales.
Leurs allées et venues ne réussissent pas à troubler les autres matous alanguis dans des cages transparentes, encore groggy par leur anesthésie.
Ex-associée et désormais retraitée,
Anne Dosogne observe cette effervescence de loin.
La Belge d’origine est soulagée d’avoir mis fin à sa carrière à 66 ans :
« Parfois, je revenais voir certains chats et chiens la nuit.
Il y a une charge émotionnelle, on s’attache aux animaux.
Pour tenir, il faut avoir du soutien.
Heureusement que j’étais épaulée par mon mari. »
« On a tous des amis qui se sont suicidés »
Celle qui fut vice-présidente de Véto-Entraide, association créée il y a vingt ans pour venir en aide aux professionnels en détresse, met en avant une étude réalisée conjointement avec l’ordre des vétérinaires et publiée en juin 2022.
Ce rapport fait froid dans le dos : les soignants des animaux ont deux fois plus de risques de mettre fin à leurs jours que ceux s’occupant des humains et trois à quatre fois plus que l’ensemble de la population.
Leur épuisement émotionnel est même supérieur de 1,2 fois à celui des agriculteurs.
« Nous avons tous des amis qui se sont suicidés, assène Anne Dosogne.
Il y a un accès facile aux produits et nous pratiquons l’euthanasie. Véto-Entraide mène des écoutes auprès des confrères en souffrance et, ce qui ressort, ce sont des remplacements qui se passent mal, du workaholisme (une addiction au travail) et de la compétition au sein du même cabinet.
Dans un métier aussi élitiste, c’est dur de se retrouver face à l’échec dans le soin et de le gérer.
Les professionnels sont souvent isolés.
Il faut arrêter de croire que nous sommes des dieux ou des privilégiés ! » martèle celle qui touche à peine 2 000 euros de pension de retraite.
Alors qu’il tente de boucler sa comptabilité du mois de juin en retard pendant un instant de répit,
Olivier sort la tête des factures et confirme :
« On n’a pas le même rapport à la mort. Ce n’est pas une banalisation, pour nous, c’est plutôt une forme de refuge. »
Les femmes ne trouvent pas facilement leur place
Dans cet univers où il faut jouer des coudes, les femmes, représentant 70 % des diplômés, ne trouvent pas facilement leur place :
« Ça a été compliqué pour moi, souligne Anne.
Beaucoup nous appellent car elles souffrent d’un manque de considération.
Il faudrait que le temps de travail puisse être aménagé plus facilement. »
Occupés à raser une patte de chat avant la pose d’une perfusion, Chloé et Robin, les deux stagiaires en quatrième année d’école à Valence en Espagne, confirment que la pression se fait sentir dès les classes préparatoires.
S’ils étudient de l’autre côté des Pyrénées, c’est que, malgré la pénurie de vétérinaires en France, les places sont très chères.
« L’année du concours, il y en avait 600 dans le pays contre 300 rien que dans notre école en Espagne, pointe Chloé.
50 % des jeunes qui s’inscrivent à l’ordre des vétérinaires ont fait leurs études à l’étranger. »
Robin abonde :
« Ce qui est compliqué à vivre pour nous, c’est la peur de mal soigner.
Certains camarades qui n’ont pas fini leur cursus ont déjà prévu de se réorienter. »
Refusant la fatalité, Véto-Entraide est en train de réaliser une étude sur les élèves.
« Ce qui ressort, remarque Anne, c’est qu’il faudrait des cellules psychologiques dans les écoles. »
Une carte sensible de son territoire
Mais pas le temps de s’appesantir.
Olivier est appelé pour une nouvelle urgence. Dans le hameau de Lavaud-Fleuret, un petit mouton noir d’Ouessant, nommé Hippocrate, semble avoir perdu la boule, se cognant et se frottant partout dans son jardin.
Après une prise de température acrobatique sous le regard ébahi de son propriétaire, le véto de campagne diagnostique une listériose.
La tournée se termine par un cheval de 21 ans, Obélix, qui montre des signes de fatigue.
Après une prise de sang, une caresse sur la croupe, l’équidé retourne gambader en attendant les résultats.
Au fil des chemins de terre arpentés, le sexagénaire connaît chaque recoin du pays et chaque visage, dessinant une carte sensible de son territoire.
Lui n’a jamais perdu le feu sacré.
Même si sa pratique a changé au gré des mutations de l’agriculture, Olivier reste « accro » à ce métier plein de surprises.
Cet amoureux des animaux est capable de raconter avec enthousiasme une vasectomie réalisée sur un wallaby comme si elle s’était produite la veille.
« La passion ne m’a pas quitté depuis l’âge de 15 ans, quand j’accompagnais un vétérinaire dont j’ai fini par reprendre le cabinet.
Ça ne s’explique pas !
C’est addictif d’être comme ça dans la vie des gens. »