Le développement des fermes usines est évidemment un énorme problème. Au niveau mondial les pays occidentaux ont tendance à moins consommer de viande contrairement aux pays du sud. Certains ont comme idée de créer artificiellement à partir du génome de la vache Holstein, une vache idéale réunissant plus de 30 critères.

Des super-bovins envahissent le monde.

Au Brésil, l’élevage contribue à la déforestation.

En Afrique et en Inde, les troupeaux attisent les tensions.

Le nord essaie de consommer moins de viande et de lait, mais le sud, lui, en veut toujours plus.

Domestiqué depuis plus de dix mille ans, le placide ruminant serait-il à un tournant de sa longue histoire ?

 

Le point de vue d’une vache

Enchantée, moi, c’est Pétra.

J’ai 11 ans, je pèse 700 kilos et je vis en Suisse.

Je suis une pure Simmental, vache rustique, adaptée aux conditions de montagne.

Mère de sept génisses, je produis 7 000 litres de lait par an.

Je passe tous mes étés par plus 1 900 mètres d’altitude, où je peux brouter sur dix-huit hectares de prairies alpines entre les séances de traite automatique, deux fois par jour, dans l’étable d’un chalet d’alpage décoré de cloches.

Reine des animaux d’élevage, je ne fais pas que manger les fleurs des hauteurs : je rumine aussi du temps.

Je le médite, «telle une philosophe», dit de moi l’écrivain français Christian Laborde, qui vient de publier un livre qui me célèbre (La Cause des vaches, éd. du Rocher, 2016).

Or, plus je médite, plus je sens que ma grande famille, celle des bovins, est à un tournant de son histoire.

Voilà 10 500 ans que, entre Euphrate et Tigre, les quatre-vingts premiers membres de notre espèce furent domestiqués à partir d’aurochs sauvages.

Vaches européennes, zébus indiens et africains ou buffles d’eau d’Asie, nous voici désormais 1,5 milliard de bovins dans le monde, dixit la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, qui tient les comptes.

Et la liste de nos sujets d’inquiétude est longue.

En Occident, on commence à remettre en question notre vocation  qui est de vous nourrir.

Par ailleurs, nous commençons à toutes nous ressembler sur l’album de famille : partout s’imposent des races «améliorées», ultra-productives.

Pourquoi ?

Parce qu’il faut répondre à une demande mondiale en viande et en lait qui augmente, notamment dans les pays du Sud où de nouvelles classes moyennes apparaissent.

A Rome, les experts de la FAO ont même prévu que d’ici à 2050 la demande de viande aura augmenté de 58 % et celle de lait de 35 %, notamment en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne.

Vous permettez ?

Je vais vous parler un peu de moi.

. Chaque fin de belle saison, je rallie avec les autres vaches notre étable située 900 mètres plus bas dans une vallée

Fleurs alpines en été et fourrage ramassé dans les environs pour l’hiver sont les uniques nourritures de 7 000 de mes pareilles qui se partagent avec moi les quatre-vingts alpages du coin. où l’on sert, bien sûr, notre viande de veau, nos fromages à pâte dure Berner Alpkäze et Hobelkäze AOP, et notre onctueuse double-crème.

Bref, dans ce paysage de carte postale, je contribue paisiblement à une prospère économie alpine, bien loin de la crise qui frappe actuellement les 65 000 exploitations laitières françaises, dont plus d’un tiers a dû fermer depuis l’an 2000.

Comme disent mes éleveurs, «je suis la vache qui apporte le bonheur».

Elevage intensif ou percée des fermes-usines… là-bas, comme dans mon Europe d’après-guerre, l’agriculture industrielle menace les exploitations familiales, moins compétitives, mais qui font encore vivre des centaines de millions de personnes.

Sans parler des tensions grandissantes sur le continent africain entre éleveurs et agriculteurs.

Prenez l’Afrique de l’Ouest.

Je connais 60 millions de zébus africains qui vivent à l’orée du Sahel, dans une région où la sécurité alimentaire est déjà mise à mal par les épisodes de sécheresse.

Les coupables seraient leurs pasteurs transhumants, en particulier les bouviers peuls, qui s’occupent de 90 % de mes cousins à grandes cornes.

«Ils ont souffert de politiques publiques qui préféraient mettre l’accent sur l’agriculture, explique Christian Corniaux, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), qui, à Dakar (Sénégal), travaille sur les questions de sécurisation de la mobilité des troupeaux.

Mais, aujourd’hui, avec la réduction drastique des zones de pacages et l’expansion des zones cultivées, les éleveurs doivent pousser leur bétail de plus en plus vers le Sud durant la saison sèche.»

Résultat : des tensions violentes, voire meurtrières, avec les villageois autour des herbages et des points d’eau.

C’est ce qui s’est passé au printemps 2016 dans le centre du Nigeria, un géant africain de l’élevage bovin.

Là-bas, relate Christian Corniaux, les vaches sont passées «d’enjeu de développement et de sécurité alimentaire à celui d’enjeu politico-sécuritaire».

Et, dans ce bassin de 300 millions d’habitants, les changements d’habitudes alimentaires ne vont rien arranger :

«L’arrivée du lait en poudre européen et de viande venue d’autres continents pourrait contribuer à affaiblir un peu plus les éleveurs, qui prennent déjà de gros risques pour assurer la transhumance», dit l’expert.

En ce qui concerne  la France.

Je laisse parler Elise, une vieille amie de race montbéliarde.

«Aujourd’hui, le prix de vente de notre lait ne permet plus de couvrir le coût de production, excepté lorsqu’on travaille dans la bio, comme moi.»

Elise est l’une des soixante-quatre vaches élevées à Verrières, dans le Sud-Aveyron, par Loïc Tourin, 35 ans et sociétaire, comme 20 000 autres éleveurs français, du groupe coopératif Sodiaal, troisième coopérative laitière européenne et la cinquième mondiale, connue pour ses marques Candia et Entremont.

Les 6 500 litres produits chaque année par Elise sont transformés en lait infantile bio dans une usine de Montauban.

Puis direction la Chine.

Elise est un peu embêtée  : «C’était ça  ou ce qu’on appelle la réforme : je risquais d’être abattue avant l’heure.»

En France, votre consommation de viande bovine et de lait ne cesse de baisser, en premier lieu chez les jeunes urbains : 7% de moins qu’à l’orée des années 2000 pour la viande, 15 % de moins qu’en 2003 pour le lait.

Le nombre de végétariens reste stable  de 2 à 3 % de la population , mais 10 % des Français envisagent de le devenir, indique un sondage Terra Eco/ Opinion Way de début 2016.

Dans un autre genre, j’entends que le «flexitarisme» le choix de manger moins de viande mais de meilleure qualité, un terme inventé par le chroniqueur culinaire américain Mark Bittman du New York Times Magazine – serait porteur.

Et qu’une minorité dite «vegan», adepte d’un mode de vie 100 % végétal, qui refuse même de porter du cuir ou de boire du lait, est en train d’émerger.

Une tendance, explique-t-on chez les militants de l’association L214, spécialisée dans la défense de la cause animale, «mue par une conviction profonde que l’animal est un être sensible comme l’humain.

Ce qui est exact évidemment.

Et qui va souvent de pair avec un aspect écologique».

Car, il faut le reconnaître, la contribution de nous autres, vaches d’élevage, au réchauffement climatique, mise en lumière par la FAO il y a dix ans, est effrayante : nous sommes responsables d’environ 10 % des émissions mondiales annuelles de gaz à effet de serre.

Nos rots  qui nous servent à expulser le méthane formé par la fermentation gastrique  représentent environ 39 % de l’ensemble des émissions imputées à l’élevage bovin.

Mais 45 % de celles-ci, rappelle aussi la FAO, sont attribuables à la production et au transport des aliments destinés à nous nourrir, et 9 % à la déforestation provoquée par l’extension des cultures comme le soja et bien sûr de nos pâturages.

Bref, comme le dit notre défenseur, l’écrivain Christian Laborde :

«Le problème, ce n’est pas vous, les vaches : c’est l’élevage intensif.

Il ne faut pas nous accuser des maux dont notre civilisation est la source.» Et toc.

Beaucoup de petits exploitants français se sont d’ailleurs convertis aux circuits courts, et des mouvements tels que celui de la Vache Verte, réunissant des éleveurs de ruminants, se sont engagés à réduire de 15 % leurs émissions de gaz à effet de serre dans les dix ans qui viennent.

A l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) de Clermont-Ferrand, on cherche à brider de 20 % nos émanations de méthane en nous nourrissant de compléments alimentaires à base de lin.

On valorise aussi l’élevage en plein air, explique Michel Doreau, l’un de ses responsables. Nourries à l’herbe, nous produirions jusqu’à un tiers de méthane en moins qu’avec du soja et du maïs.

Jocelyne Porcher est elle aussi chercheuse à l’Inra. Auteure de Eleveurs et Animaux, réinventer le lien (éd. Puf, 2004)», elle travaille à Montpellier comme «spécialiste du travail des animaux d’élevage».

«Ce n’est ni de l’éthologie ni de la science sociale mais un entre-deux, que l’on pourrait résumer en parlant de sociologie des animaux de ferme», précise-t-elle.

Elle-même ancienne éleveuse de brebis, Jocelyne Porcher est convaincue que nous, les vaches, sommes des êtres intelligents, vous comprenant mieux que vous nous comprenez.

Elle précise aussi que nous sommes «des êtres affectifs, dotés de compassion, de tendresse et d’humour».

Et que de notre naissance à notre mort, nous sommes en fait conscientes du travail que nous accomplissons dans votre société.

Or, s’inquiète-t-elle, on cherche justement désormais à nous priver de ce rôle historique, en construisant «un monde où l’on n’aura plus besoin des vaches et donc des petits éleveurs qui persistent à les élever dans les champs en leur offrant une vie aussi bonne que possible».

Pour la sociologue, nous, les vaches, sommes désormais prises en tenaille entre deux fronts.

D’un côté, certains défenseurs des animaux qui, au nom de notre bien-être, revendiquent maintenant une agriculture sans élevage ; de l’autre, l’agro-industrie et ses exploitations de plus en plus grandes du style ferme «Mille Vaches» de la Somme, où nous ne sommes plus que des machines à produire de la matière animale à faible coût, mais aussi de l’énergie : du biogaz produit via un processus de méthanisation de notre lisier et fumier.

Si j’osais, je dirais que Jocelyne Porcher a «vachement» raison !

C’est dans ces espaces carcéraux, déjà répandus par dizaines en Scandinavie ou dans le nord-est de l’Allemagne, que sont parquées 365 jours sur 365 des dizaines de milliers de mes congénères.

Celles que j’aime bien appeler les «Formule un du lait» : améliorées par sélection génétique, elles peuvent être dotées de pis mieux adaptés au robot de traite ou être capables de produire un lait comptant une meilleure teneur en acide gras oméga trois.

Parmi ces races ultra-productives, il y a bien sûr la Holstein, ses plus de 9 000 litres de lait à l’année en moyenne et ses performances augmentées de 60 à 100 litres par an.

En cinq cents ans d’existence, cette vache originaire des Pays-Bas s’est implantée dans 128 pays, donnant naissance à des types différents telles la Hollandaise ou la Pie noir.

Ou encore votre Prim’ Holstein, noire et blanche : elles sont 2,5 millions en France, soit 60 % de vos vaches laitières !

Résultat : il reste bien sûr la Ferrandaise d’Auvergne ou la petite Bretonne Pie noir (qui était encore au XIXe siècle la première des vaches françaises), mais la France ne compte plus qu’une quarantaine de races sur les quatre-vingts d’après-guerre.

Ailleurs dans le monde, environ deux cents ont déjà disparu, et plus d’une centaine de races exotiques sont aujourd’hui en danger sur les 1 485 recensées en 2016 par la FAO.

Prenez le Brésil, devenu l’un des géants de l’exportation de viande bovine avec ses 219 millions de têtes  de bétail.

En 1900, on y trouvait encore des milliers de vaches Pantaneiro. Introduites au XVIIe siècle dans la région du Pantanal par les colons portugais, ces lointaines parentes avaient réussi à survivre aux conditions climatiques rigoureuses et aux maladies de l’une des plus vastes zones humides de la planète.

Aujourd’hui, avertit la FAO, elles ne sont plus que cinq cents.

C‘est un patrimoine génétique qui est sur le point de disparaître.

Ces cinquante dernières années, pour améliorer la productivité des petits éleveurs du Sud, encore essentiels pour l’économie de leurs pays, on a décidé de leur fournir des Holstein ou de croiser celles-ci avec des vaches locales, souligne Grégoire Leroy, chargé des ressources zoogénétiques à la FAO.

Mais cela s’est souvent assez mal terminé, ces races hybrides n’étant pas assez adaptables aux contraintes climatiques.

A l’inverse, on a par exemple détecté sur des bovins africains des allèles liés à l’évapo- transpiration.

Ils pourraient nous permettre de répondre aux grands enjeux climatiques de demain, les températures extrêmes ou le manque d’eau.

 A condition que ces races ne disparaissent pas avant !»

Parfois, on assiste à la situation contraire.

Dans mon pays, la Suisse, la canicule de l’été 2015 a eu des répercussions sur certaines de mes compatriotes, peu habituées à des températures extrêmes : moins de lait et une chute de leur gestation.

Depuis, des éleveurs ont commencé à se tourner vers… le zébu indien, résistant à la chaleur, qui produit une bonne viande et peut se reproduire par des températures élevées.

Je  sais qu’en Inde mes cousins sont désormais objet de discorde.

Je m’explique : dans ce pays où les femelles zébus, symbolisant la mère, la bonté et la non-violence, sont considérées par les hindous comme sacrées et ne sont pas consommées, on avait jusqu’à récemment le droit de manger les zébus mâles.

Mais, depuis le retour au pouvoir des nationalistes hindouistes du Bharatiya Janata Party (BJP) en 2014, les voilà sacralisés eux aussi !

Certains Etats indiens punissent de dix ans de prison le transport, la vente, la détention et l’abattage des bœufs et taureaux.

Marchands, routiers, bouchers… sont sous la menace de groupes extrémistes, des «milices de protection des vaches», qui parfois lynchent à mort les contrevenants.

Premières victimes, les musulmans qui travaillent dans les abattoirs mais aussi les dalits, les «intouchables», à qui revient le travail de l’équarrissage des zébus.

Dans le même temps, le pays exporte massivement à destination du Vietnam de la viande de buffles d’eau  non sacrés, ils représentent un tiers des 301 millions de têtes de bétail.

Ce n’est pas le seul paradoxe.

«En Inde, des jeunes urbains éduqués participent à des BBQ parties de viande bovine pour soutenir les dalits, ironise le géographe Fréderic Landy, auteur du Dictionnaire de l’Inde contemporaine(éd. Armand Colin, 2010).

En Occident, les mêmes  se tournent vers le végétarisme !»

Le soleil se couche derrière les cimes des Alpes bernoises.

Onze ans, c’est un bel âge pour une vache laitière, généralement abattue après 6 ans et ma vie va bientôt se terminer.

Portrait-robot de la vache laitière de demain

C’est un futur à la carte qui s’annonce pour la Holstein, la principale race laitière mondiale.

Depuis le décryptage en 2009 de son génome, on est capable de mettre au point la vache «idéale» suivant une trentaine de critères : fertilité, résistance aux maladies, qualité du lait et même trayons (extrémités des mamelles) mieux adaptés aux robots de traite !

Voici quelques-uns des plus spectaculaires «progrès» qui font rêver l’agro-industrie.

Sans cornes 

Fini le douloureux décornage des veaux pratiqué pour gagner de l’espace.

Les vaches naissent sans appendices !

Écolo 

Des compléments alimentaires permettent de diminuer de 30 % les émissions de méthane.

Connectée 

Adieu les nuits dans l’attente de la mise bas.

Un capteur avertit quand la vache s’apprête à vêler.

Lait équilibré 

On peut analyser ultra finement sa composition (acides gras, protéines…).

Et le rendre moins allergène par manipulation génétique.

Pieds renforcés 

Les pattes souffrent moins de la station debout prolongée sur le carrelage de fermes-usines.

Résistante 

Les pis sont moins sujets aux inflammations.

Un avantage pour la filière bio, qui ne peut utiliser d’antibiotiques.



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