De nombreuses études comportementales concluent que les vaches, porcs et volailles sont bien dotés d’une conscience et ressentent des émotions.
Des preuves scientifiques qui commencent à contribuer à mettre en place de meilleures conditions d’élevage industriel.
Cet article est extrait du mensuel n°888 de Sciences et Avenir-La Recherche, daté février 2021.
« Ce n’est plus un effet de mode, c’est une lame de fond.
» Quand Alain Boissy parle du bien-être animal, le monde de l’élevage l’écoute désormais attentivement.
Ce spécialiste du comportement des ovins et bovins à l’Institut national pour la recherche sur l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) fait partie de ceux très rares qui dès les années 1980 ont cherché à comprendre ce qui se passait dans la tête des animaux domestiques exploités par les humains.
Directeur du Centre national de référence pour le bien-être animal créé par le ministère de l’Agriculture en 2017, il est donc l’un des mieux placés pour mesurer l’évolution de la société sur le sujet.
Et elle est profonde.
La relation individuelle qu’un éleveur pouvait nouer avec son bétail a été gommée
L’initiative citoyenne pour un référendum français sur le bien-être animal, lancée en 2020 par plus de 60 associations, approche du million de signatures et 1,4 million d’Européens réclament la fin de l’élevage des poules pondeuses en cage.
Impensable il y a encore quelques années.
Mais l’Inrae veut désormais apporter à ce débat trente ans de travaux en éthologie et faire progresser les mentalités chez les professionnels.
Pour comprendre les enjeux de ce qu’il est donc désormais convenu d’appeler le bien-être animal, il faut remonter en 1976, date à laquelle une loi en a fixé les grands principes en France.
« Tout animal étant un être sensible, il doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce », statue l’article L214 du code rural qui en découle.
Quarante ans plus tard, celui-ci sert d’étendard à l’association du même nom qui a imposé le sujet dans l’actualité en diffusant des images honteuses d’abattoirs sordides et de bâtiments d’élevage délabrés et insalubres, démontrant que ces valeurs ont été ignorées.
Les concentrations d’exploitations, la production à bas coût de viande ou d’œufs de mauvaise qualité ont eu raison de la santé des animaux, et l’augmentation de la taille des troupeaux a gommé la relation individuelle qu’un éleveur pouvait nouer avec son bétail.
Cette défaillance collective a incité l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) à poser en 2018 une nouvelle définition.
Le bien-être animal est désormais « l’état mental et physique positif lié à la satisfaction des besoins physiologiques et comportementaux [de l’animal], ainsi que de ses attentes.
Cet état varie en fonction de la perception de la situation par l’animal ».
Ce qui implique de mieux appréhender cet « état mental ».
« Il y a trente ans, nos recherches sur le comportement des espèces domestiquées étaient considérées comme ‘sympathiques’, autrement dit pas très utiles », se souvient Alain Boissy.
Ces études ont pourtant abouti à un très grand nombre de résultats, à commencer par la certitude que les animaux de ferme ressentent eux aussi des émotions.
Ils savent également résoudre les problèmes qui se posent à eux, comme ces chèvres qui apprennent à ouvrir leur enclos et retiennent ce qui leur est enseigné par leurs congénères ou… par les chercheurs et leurs appareillages de laboratoire.
En 2017, l’expertise collective menée par l’Inrae a en outre conclu que ces êtres sont bien dotés d’une conscience.
« Comme chez les humains, la conscience chez les animaux est le produit de l’interaction de différentes couches fonctionnelles, constituées par des compétences sensorielles, d’attention, de mémoire, d’émotion et de compréhension de l’environnement », estime Alain Boissy.
Prenez la vache.
Son œil bovin est perspicace et sa vie sociale riche.
Les études ont montré que le troupeau est très hiérarchisé avec des dominantes et des dominées, des relations mère-fille parfois complexes et des copines et des sœurs qui se lèchent le pelage exclusivement entre elles.
« Que la vache accepte de collaborer en donnant son lait montre que nous ne sommes pas dans le domaine de l’instinct, mais bien dans une relation voulue et assumée par l’animal », complète Pierre Le Neindre, principal rédacteur du rapport sur la conscience animale.
Bien que son veau lui soit pourtant retiré, sa relation à l’homme perdure.
Sauf si celui-ci ne remplit pas sa part de contrat.
Une vache battue donne ainsi moins de lait, ont constaté les chercheurs de l’unité Bovins de l’Inrae Clermont-Ferrand.
La poule montre de grandes capacités cognitives
Sujet de toutes les attentions sociales actuelles, la poule fait preuve également d’une vaste palette d’émotions et de grandes capacités cognitives.
Dès leur éclosion, les poussins consomment ainsi spontanément des plantes contenant des huiles essentielles leur permettant de surmonter le stress de la naissance, comme le montre une étude publiée le 30 novembre 2020, une expérience menée par des laboratoires Inrae de Bordeaux et de Tours.
Les chercheurs y voient l’opportunité que ces oiseaux se soignent eux-mêmes sans qu’il soit besoin d’un apprentissage.
La fin de l’élevage en cage prévue d’ici à 2025 déclenche également une foule d’études comportementales.
« Et cela réserve bien des surprises ! s’extasie Françoise Médale, directrice du métaprogramme Inrae sur le bien-être animal.
Ainsi, nous nous sommes rendu compte que ce sont les poules dotées des meilleures capacités cognitives qui rechignent le plus à sortir des bâtiments d’élevage. »
Pour quelle raison ?
Un début de réponse a peut-être été apporté par une expérience faisant appel à une mangeoire où la nourriture est protégée par un cylindre transparent.
Certaines poules comprennent en effet beaucoup plus vite que d’autres qu’il faut aller au bout de la mangeoire pour contourner l’obstacle et accéder à la récompense.
Publiée dans Biology Letters en janvier 2020, l’étude menée par l’Inrae de Tours et l’école d’ingénieurs agroalimentaires (ISA) de Lille conclut que « les poules les moins exploratrices se distinguent des autres dans leur aptitude à traiter plus finement les informations de leur environnement et à mieux les mémoriser.
Cette aptitude pourrait guider leur décision et inhiber leur motivation à explorer un parcours extérieur ».
Une autre hypothèse – non confirmée – serait que ces individus sont plus conscients des risques encourus dans un milieu ouvert.
Le porc est certainement l’animal qui subit les conditions d’élevage les plus dures, mais où les solutions sont les plus difficiles à mettre en œuvre.
95 % des élevages français sont sur caillebotis, ce qui ôte à l’animal la possibilité pour lui vitale de fouir avec son groin comme c’est le cas dans les bâtiments sur paille.
Et l’animal à de grandes capacités cognitives : il est capable de se reconnaître dans un miroir, selon des travaux de l’université de Cambridge (Royaume-Uni).
Il a également été montré que les porcelets sont plus excités par la venue de l’un des leurs que de celle d’un humain selon une étude récente de Scientific Reports … mais que c’est ce dernier qu’ils préfèrent quand ils doivent choisir entre lui et un objet familier.
Enfin, son expression comporte une vingtaine de cris différents que les chercheurs de l’Inrae Bretagne-Normandie ont appris à reconnaître.
Une conduite apaisée du troupeau réduit les maladies
Acquérir une meilleure connaissance des signaux vocaux devrait permettre aux éleveurs de mieux comprendre l’état d’esprit de leurs animaux, estiment les scientifiques.
Or, aujourd’hui, les truies allaitent leurs petits dans des stalles de contention et jeunes et adultes sont concentrés dans des espaces si réduits qu’ils se blessent mortellement en se mordant la queue.
La Commission européenne a ainsi épinglé le secteur porcin français en mars 2020 pour l’ablation de cet appendice.
Elle lui reproche de ne pas avoir tenté auparavant de mettre en place des conditions d’élevage qui réduisent ces comportements agressifs, comme la mise à disposition d’objets spongieux à mâchouiller.
Comprendre le comportement de leur volaille est également un défi majeur pour les éleveurs de poulets de chair et de poules pondeuses s’ils veulent garder une production rentable.
Quant aux éleveurs laitiers, les 2 % de conversion en bio montre que certains commencent à comprendre qu’une conduite apaisée de leur troupeau réduit la survenue de maladies, diminue l’usage d’antibiotiques et favorise la production de lait.
« Le bien-être animal, c’est aussi agir sur l’éleveur, lui donner les clés pour mieux appréhender les besoins de ces êtres avec qui il vit et travaille », conclut Alain Boissy.
Certes, la marche est lente, mais elle est entamée.
Les cinq grandes conditions du bien-être animal
La définition internationalement reconnue du bien-être animal s’appuie sur cinq grandes « libertés » formulées par le Farm Animal Welfare Council, agence indépendante britannique qui fait autorité en la matière :
– absence de faim et de soif avec accès libre à l’eau et à la nourriture ;
– absence d’inconfort incluant un abri et une aire de repos confortables ;
– absence de douleurs, de blessures et de maladies par des mesures de prévention et de soins ;
– liberté d’expression d’un comportement normal grâce à un espace de vie suffisant ;
– absence de peur et de détresse.
Des animaux sélectionnés pour vivre à l’air libre
Derrière les études comportementales – primordiales aux yeux de l’Inrae -, la sélection est également l’une des voies explorées pour tenter d’améliorer la condition animale dans un contexte d’élevage industriel.
Il s’agit non plus de comprendre l’animal, mais d’en modifier le comportement au fil des générations.
« Nos travaux de sélection portaient principalement sur la productivité des animaux. Aujourd’hui, nous recherchons aussi des géniteurs qui possèdent des aptitudes à bien se comporter dans un espace libre », détaille Olivier Demeure, directeur scientifique du groupe Grimaud frères installé à Roussay (Maine-et-Loire).
L’entreprise vend dans le monde entier des canetons et des poussins provenant de souches améliorées à chaque génération « par monte naturelle », précise le groupe, qui refuse les manipulations génétiques.
« Nous ne recherchons plus seulement des poules qui sachent produire un œuf par jour, elles doivent aussi savoir gratter le sol et se comporter sans agressivité avec leurs congénères », poursuit Olivier Demeure.
Cela impose de suivre les couples reproducteurs par puce RFID ou GPS pour connaître leur activité et leurs déplacements dans le bâtiment d’élevage.
L’entreprise commercialise même des « packs bien-être » : les canetons et poussins sont proposés aux éleveurs vaccinés et avec des griffes et des becs écourtés par laser au plus jeune âge canards et poulets étant très agressifs entre eux pour éviter que les éleveurs le fassent sur des oiseaux plus vieux avec des outils inadaptés générant des souffrances.
Enfin, Grimaud frères vient de breveter une méthode par spectrométrie qui permet de discriminer dans l’œuf les mâles et les femelles.
Cela permet d’éviter le massacre à la naissance de millions de canetons femelles de race mulard refusés par les producteurs de foie gras et de millions de mâles de race Barbarie inaptes à la production de chair.